L'homme en mouvement, allégorie de sa destinée
Le mouvement fut la première impression que je ressentis de manière presque violente au travers des toiles de Blaser. Un mouvement qui me ramenait à ma condition humaine, à notre condition. Au travers de la vie et de la mort, de la sexualité, de l'animalité et de l'inouïe ambivalence de l'homme. J'étais en face d'une quête marquée par l'incertitude de la pensée devant le destin de l'homme. Un destin qui, au XXe siècle, est lacéré d'une violence incontournable qui s'insinue sous notre peau, jusqu'à devenir partie intégrante de notre sang. La rejeter serait nier la moitié de nous-mêmes . Annihiler d'un coup d'indifférence toutes ces interférences qui nous parviennent sans trève du monde entier. La peinture de Blaser est un corps à corps avec sa propre vie, celle de la toile et de mille autres significations que le regardeur réclame.
Pour parler de l'homme, Blaser a choisi de peindre l'homme et, dans la puissante mouvance anti-figurative du moment, cette franchise est d'autant plus admirable qu'elle émane d'un désir profond de sincérité à l'égard de lui-même. Car à travers cet homme ou cette femme sur la toile, chacun verra la figure de son propre destin, sera confronté directement, dans un dialogue de ressemblance où peut se développer notre propre intimité. Blaser ne cherche pas à brouiller les cartes de nos topographies. Pourtant, à travers le langage figuratif, il laisse sourdre le bruit de nos origines qui remontent à la surface, poussées par ces mouvements dans la toile et de la toile au spectateur. Et chacun reconnaît ce chant intemporel dans lequel, entre deux occupations, il peut revenir à lui-même et à ses semblables.
Blaser parle peu et n'a pas vraiment de théories toutes faites sur son travail. Il n'est ni écrivain, ni théoricien, il est peintre. Pourtant, dans son atelier, il consentit à me montrer ses premières toiles. Une série de tableaux peints entre 1978 et 1983. Des gouaches et des acryliques d'inspiration surréaliste, réalisées pendant ses études aux Arts visuels de Bienne, section graphisme, de 1979 à 1984. S'il «oublie» volontairement cette naissance à l'art, c'est que ces toiles constituent davantage un prélude à sa véritable consécration à la peinture. Un outil d'étude sur la déformation de la réalité et la superposition de deux plans de réalité non dépourvus d'un certain côté magique ou onirique.
Dans les petits formats de cette époque, l'être humain est déjà au coeur de ses préoccupations. Même si, en arrière-fond, paysage ou architecture complexes amoindrissent la présence du personnage placé dans une mise en scène compliquée où l'esprit du spectateur est immédiatement «piégé» dans un univers particulier où prédominent la forme et la narration.
La rencontre déterminante avec les anciennes techniques (huile, résine, tempera), en 1984, coïncida aussi avec l'immersion dans le monde de la peinture, influencée à cette époque par la découverte de l'École viennoise, des peintres fantastiques. Ce fut le début d'une lente mais puissante progression au coeur de la matière même. Pour Blaser, le caractère de la matière en couche, c'est à dire de la transparence et de la profondeur des couleurs, a toujours été sujet de fascination, mais il est devenu de plus en plus important avec cette découverte. Dès ce moment, il s'applique assidûment à comprendre le processus de vieillissement et les relations entre les différents matériaux organiques. Contrairement à une limitation, cet apprentissage est devenu l'outil qui permet au peintre d'obtenir la matière recherchée, point de départ à la libéralisation progressive du geste et de l'interaction, tension fondamentale, entre ces deux éléments.
Dès 1986, et jusqu'à ce jour, l'être humain s'impose comme obsession centrale dans son travail. Mais, contrairement aux oeuvres présentées dans cet ouvrage, les toiles de cette époque sont encore chargées de groupes entretenant des relations de type anecdotique. C'est aussi une période plus sombre, dans les couleurs comme dans les thèmes (la solitude de l'homme dans les grandes villes ou le suicide). Le pont irréfutable entre passé et présent est jeté en 1988 avec la série Le portage, achevée en 1989 par Le portage V. Conséquence déterminante de cette progression, la composition se libère définitivement de l'anecdote et le tableau peut devenir un symbole, ou une icône, qui agit en racontant de manière informelle. Et ce non-dit chargé de réverbération se nourrit d'empreintes qui, couche après couche, s'inscrivent dans la texture picturale comme des éléments de mémoire. S'amalgamant au fur et à mesure que le tableau progresse, laissant poindre finalement de larges plages de lumière, de plus en plus présente d'ailleurs dans le travail de l'artiste. Une lumière qui, contrairement à une solution que Blaser se refuse à donner, laisse une porte ouverte sur une éternité aux allures de chute perpétuelle.
En 1988, Blaser s'installe à La Chaux-de-Fonds et, peu après, sa peinture arborera un caractère qui va dominer désormais. Le personnage se distancie du groupe, il n'est plus emprisonné dans une situation donnée, mais fait état de sa condition physique et psychique d'homme. Le triptyque Homme assis II est le tableau qui consacre ce tournant décisif. C'est une des toiles où le moment tragique est le plus flagrant et reflète aussi précisément le moment de crise. Dans ce personnage, l'énergie bloquée et incontrôlée se décharge littéralement sur le corps et c'est l'implosion.
«Dans Homme assis II, l'utilisation du triptyque m'a permis de décortiquer un mouvement, de le découper en séquence. L'idée de suite - le personnage sur la dernière toile pourrait être un point de départ pour les deux autres et le spectateur le replace inévitablement au début de l'action -, empêche de donner au tableau une finalité et impose un mouvement perpétuel. Il y a un avant et un après cet état, le personnage a une existence qui ne se fige pas uniquement dans cet instant tragique. Ce qui m'intéresse, c'est de mettre en tension un corps, de le charger d'une énergie qui le propulse (l'oblige) au mouvement. C'est le moment où quelque chose va se passer. Le moment dans lequel le personnage semble vivre le plus intensément et en même temps, touche aussi à la mortalité, comme limitation de cette vie aussi visible. Le tragique de la situation n'est pas alors une conséquence nécessaire, mais une possibilité.»
Pour approcher cette réalité et donner le plus de présence possible aux personnages, les corps sont souvent peints en grandeur nature et volontairement très physiques. Les muscles, et plus particulièrement les articulations, points de tension du mouvement, sont souvent saillants, comme soulignés par une matière qui confère au corps sa propre anatomie picturale. Les extrémités, pieds, mains, visage, ou les parties en contact plus direct avec l'extérieur, genoux, épaules, coudes, deviennent des points de concentration extrême. Ce sont eux que touchent en premier les éléments étrangers à la personne. Le travail de la matière en couche, qui se veut à la fois chair et couleur, en tant que matériaux, accentue cette vibration qui révèle la vie intérieure du personnage.
«En commençant un tableau, il y a l'idée vague d'un personnage, d'un mouvement, qui prend de plus en plus de corps au fur et à mesure que le tableau progresse. Recréer un personnage est pour moi un acte non dénué d'une certaine magie, surtout au moment où la masse de peinture semble devenir chair. L'homme devient blessable, parce que le point de non-retour entre matière et réalité est prêt à être franchi. La couche qui définit le corps est alors volontairement blessée pour que ce dernier reste peinture. C'est ce qui amène aussi, à un autre niveau, une forme de tension entre la réalité et la picturalité du corps. Une vibration d'un état entre deux mondes, la pure réalité et la peinture qui peut osciller d'un côté ou de l'autre. L'élaboration d'un tableau devient alors un acte de construction-destruction, un processus de devenir. Je veux cette ambiguïté entre corps et peinture pure. Je fais un corps en respectant la peinture et de la peinture en respectant le corps».
Chez Blaser, l'ambiguïté est également présente dans sa façon de traiter l'espace qu'il évoque tout en en réduisant la profondeur. Impression provoquée de manière presque oppressante par la matière qui devient surface et l'utilisation de perspectives qui se retrouvent aussitôt annulées, oppressées dans la bidimensionalité de plans repliés sur eux-mêmes. Il résulte alors de l'ensemble de la toile une curieuse impression pour le spectateur qui, de prime abord, perçoit un espace ouvert mais qui s'annule aussitôt pour le rapprocher presque violemment du personnage. Et il est fascinant de constater que la passion de Blaser pour le mouvement se retrouve jusque dans le rapport privilégié entre spectateur et tableau. Par cette tension entre espace et non espace, le corps semble sortir du tableau et a pour conséquence d'intensifier la présence de l'être. L'espace n'a plus alors fonction de décor ou de description d'un lieu, mais devient le support de projection sur lequel l'homme vit. L'espace est démasqué comme matière picturale pure.
Tout ce processus s'établit pendant une période plus ou moins longue. Et il semble que, lors de ces étapes successives, le personnage traverse sa propre histoire, pour un instant, dans ce support-surface, lieu de tous les possibles. Le tableau devient un moment suspendu dans le temps, où apparaissent quelques traces archéologiques des mouvements qui ont précédé (Femme assise VI, par exemple, ou La chute). Ces ombres, qui appartiennent désormais aux couches inférieures, accentuent d'autant plus cette impression de vie et déplacement antérieur à la position définitive arrêtée par le peintre.
Ce procédé se retrouve de manière plus intense encore dans ses dessins. Successions presque palpables d'un mouvement qui traverse la feuille. De coups de gomme violents, de matière déplacée, l'histoire de l'homme se construit et nous entraîne dans son sillage. Coup de crayon comme une gifle qui coupe court à toute spéculation intellectuelle.
Après avoir tant parlé il paraît incongru de dire que les tableaux de Blaser ne supportent que le langage de l'émotion. De celui qui peint, de celui qui regarde et de celui qui, sur la toile, exprime dans une langue inconnue, et pourtant si familière, la tragique, sublime et si énigmatique destinée de l'homme.
Magaly Woeffray