L'atelier du peintre
Au hasard Balthazar puisque depuis longtemps descend la nuit...
Autrefois cependant fut gravée dans le bois (Dürer, Adam et Eve, 1504) leur rencontre. Première découverte, nudité entrevue mais non sue, beauté immanente avec comme émotion la timidité, la douce maladresse du début. Y participe toute la forêt du Paradis : les jambes et les troncs, l'écorce des arbres ainsi que les frondaisons alliées aux chevelures. L'esthétique du trait souligne le sens et à cette harmonie sont conviés les animaux, qui ne craignent rien : le chat et son amie la souris, le lapin, le cerf, le perroquet... tandis que du taillis se glisse le serpent offrant le fruit tentant, le fruit de la jouissance, de la connaissance.
Que leur est-il arrivé ? Ce diptyque de Rolf Blaser les sépare et les unit dans leur séparation. Grandeur nature, ils se fuient, cheveux dressés, corps dénudés et en torsion, regards qui ébauchent dans le lointain la courbe de leur inéluctable recherche.
C'est un miroir.
Même argile, même texture, mais partition par le sexe. Elle, belle insaisissable, provocante et lui, défié, obstiné, en partance.
Dans leurs mains, fermement tenue, la laisse, le lasso, la lanière, avec, au bout, ce qu'il y a nécessairement et que chacun a voulu posséder : des chiens, petits chiens à la toison animale et qui vont se poursuivre dans les jambes du couple... dont les pieds hésitent, titubent : ils ne danseront pas.
Années cinquante : Bacon prend comme sujet d'étude le colibri. Ce ne sont pourtant pas ses couleurs virevoltantes qui ont intéressé le peintre. Mais l'aptitude qu'a ce minuscule oiseau (sa taille approchant parfois celle du bourdon) à pratiquer verticalement le vol stationnaire : aussi est-il en perpétuel équilibre - déséquilibre et devient par là, aux yeux du peintre, figure même de l'existence, dans ses vibrations, sa précarité.
Si aucune peinture ne se réduit à sa thématique, il n'en demeure pas moins que toutes en ont une. Et à l'évidence les préoccupations de Rolf Blaser s'enroulent et se nouent autour de la problématique du corps, dense et trouble évidence qu'il s'agit de donner à voir.
L'incarnation, inextricable lien de chair et d'esprit est ici considérée, dans un ciel vide, comme une donnée indépassable. Et même si elle en reste une, la question du pourquoi n'est pas prioritaire, mais plutôt ses conséquences, lesquelles sont à vivre nécessairement. Dès lors, les réponses métaphysiques préalables édulcorent la situation et surtout estompent le corps en tant que fait contingent.
Ainsi sommes-nous sans raison des corps habités par une conscience sensitive et pensive. Or, le corps a son poids et ses lois toujours subies mais non clairement perçues, comme par exemple cette constante et fugitive présence de la naissance dans la mort et réciproquement.
En témoignent ces Kopffüssler qui ne sont encore (ou ne sont plus) que tête et pieds, et qui sont prêts, comme l'appellation le suggère, à foncer, à plonger, yeux quelquefois fermés.
Recroquevillée, la position est foetale. On ne sait quelle pression plie et fait ployer ce corps, ni quelle enveloppe, quelle cellule, quelle prison empêche son déploiement et douloureusement le tord, le réduisant à lui-même dans un isolement et un silence imposés. Et si parfois l'obscurité du cachot, de la caverne est trouée, c'est qu'une lumière électrique, c'est que les spots de la modernité se sont arbitrairement enclenchés. Est-il là, cet homme véritable, que Diogène, avec sa lanterne, feignait de chercher ?
Et voici que la solitude éprouvée du corps propre entrave le passage à l'autre et à soi, qui, de ce fait, prend la forme illusoire de la série et des dédoublements.
Alignés, les corps masculins forment le Mur, mot féminin en allemand.
Interchangeables, liés par les cuissettes, mais sinon nus, ils sont incapables de dire qui leur a donné l'ordre de former cette défense. Ils obéissent pourtant, sans savoir d'où vient la menace ni ce qu'il y a absolument à protéger. Et ils sautillent, car chacun a peur de recevoir lui-même la balle... mais personne ne doit en avoir le nom, d'où une solidarité constamment défaite. Vacuité, guerriers perdus n'ayant qu'eux-mêmes comme armes et bagages, bribes, séquences d'une Armée de terre cuite (Quin Shi Huangdi, 210 avant J-C, Chine), l'impassibilité en moins.
Les dédoublements, les démultiplications des corps et des visages fardés et s'effaçant (stroboscope et slowmotion) révèlent l'incessante tentative de sans fin fixer sa propre image, de poursuivre son identité.
Pourtant cadré, situé par un lieu fermé, chambre et lit, chacun est pris dans le mouvement, la bousculade, la mouvance des sens dont le siège est le corps, mais un siège à bascule : les sensations, dans leur intensité, finissent par tordre et dissoudre la personne elle-même, l'abandonnant seule dans un vertical appel. Inassouvissement : wir sind Bettler.
Ces corps sont des natures, et des natures désirantes, de telle sorte que se forment des Couples, uniques et multiples.
Grecque, la légende dit que nous formions à l'origine des sphères harmonieuses et heureuses. Mais qu'un tel bonheur a inquiété les dieux, qui risquaient de devenir inutiles, si les êtres humains continuaient de connaître la plénitude.
D'où l'astuce décidée : boules coupées à la serpe et les trente-six mille moitiés soufflées dans l'Espace. Et condamnées sans fin à se retrouver.
Quête de l'unité perdue : quelle force les anime, aussi puissante qu'aveugle pour, langue tirée, ardente, délicate et pointue, corps ouverts et tendus, attraper cet autre, l'appréhender, le lécher, l'étreindre, le griffer (personne ne sachant plus exactement qui fait quoi) et enfin trouver, quelque peu ahuris, perdus, le repos occasionnel dans une figure originelle, provisoirement recomposée, corps croisés - décroisés ?
«L'acrylique, dit Rolf Blaser, manque de substance. Il me faut de la compacité. Je dois pouvoir toucher et retoucher, étaler, brouiller, rayer pour que quelque chose émerge. Gouache, tempera et huile sont des matériaux qui me guident car pour arriver à la chair, à la matière, il y a, à travers l'exigence technique, beaucoup d'habits, de peaux, de représentations à enlever». Peindre, c'est (se) dépouiller.
Dans la première Leçon d'anatomie, Rembrandt place au centre le professeur Tulp alors que dans la deuxième, c'est le corps du supplicié qui devient essentiel parce qu'il signifie plus profondément la condition humaine.
En référence, Rolf Blaser continue un tel renversement de point de vue et l'effacement de certaines frontières : sur son linceul, le corps étudié, trituré au scalpel se décompose déjà, lent pourrissement qui peu à peu gagne les chercheurs eux-mêmes.
Puis comme chez Music surgissent de la nuit des êtres étendus sur des litières et retournant à l'humus : taches superposées brunes ou livides, vie s'en allant, humanité niée et pourtant encore présente dans l'horreur et l'énigme, dans l'obscur et le clair.
Corps, matière faite chair, matière - peinture : c'est tout le tableau qui devient structure et structuration, Atelier du Peintre. En émane de la lumière, mais lumière dont l'origine est sans importance, puisque, de la nuit elle-même, par hasard ou éventuelle nécessité, elle émane tout de même.
Francis Stähli
Visite à l'atelier effectuée fin juillet 2003